dans un kébab tunisien

Ce soir, c’était mon premier cours d’arabe maghrébin à l’INALCO, l’institut des langues orientales. J’avais hâte de participer à mon premier cours et de découvrir cette langue à la fois si lointaine et si proche. Il y a trois cours d’arabe. L’arabe littéraire, d’abord, qui est la langue écrite, une sorte de latin pour nous Français. Elle n’est plus parlée, mais sert pour les cours dans les pays arabes. Il y a aussi l’arabe maghrébin et l’arabe moyen-oriental. Comme l’arabe est très étendu géographiquement, certaines aires se comprennent très mal. On peut unifier le Maghreb autour d’une compréhension commune, même s’il y a des dialectes différents. Par contre, pour se comprendre, un Saoudien un et Marocain vont parler l’arabe médian, un terrain d’entente. Pendant ce premier cours, j’ai appris la difficile prononciation des sons arabes.

En rentrant, dans le métro, j’étais avec d’autres étudiant de l’INALCO, puis d’autres personnes qui suivaient des cours du soir. Et je suis arrivé à ma station. Je n’avais pas dîné, alors j’ai cherché un kébab pour pouvoir aussi dire quelques mots. La seule chose que je pouvais dire qui ait un intérêt, c’était « âni fârhan », « je suis content ». Et c’était vrai !

Je rentre dans le kébab. Après quelques mots, n’y tenant plus, je dis : « âni fârhan ». Le serveur me répond la même chose, avec un accent digne de ce nom. Un entrain soudain, et puis la conversation tombe à plat. En plus, les sauces sont au-dessus du comptoir masquent le vis-à-vis. La conversation revient à la banale neutralité de la prise de commande, et m’étant assis après deux minutes, je reçois ma part de pizza et ma pâtisserie orientale. Je la regarde bien : deux parts sont posées l’une sur l’autre, et servies dans un étui comme pour que je la mange sur la route. Je ne dis rien. Un serveur est en train de danser, et l’autre dit une plaisanterie, le tout en arabe, bien sûr. Je ne dis toujours rien. Et puis je vais le voir, lui disant de but en blanc que c’était mon premier cours d’arabe à l’INALCO. La conversation devient plus naturelle, et se termine par nos lieux d’habitations respectifs : moi ici, et lui pas loin de la ville de mon enfance. Je me rassieds et je continue à manger. Je découpe la pâtisserie orientale avec la fourchette et m’applique et la déguster.

Au moment de payer, je demande l’addition, avec un petit côté sophistiqué que j’ai souvent sans le vouloir. Il me répond, livide : « 1,50 € plus 1,80 €, ça fait 3 € 30. » Il baisse nettement la tête et son compère aussi. Ce n’est pas d’avoir perdu le prix d’une part de pizza, qui le hante. C’est la façon dont il m’a traité, ou plutôt son manque d’hospitalité. Il a honte, il se sent coupable. Quand je lui assenais « je suis content » avec un grand sourire, il voyait le petit blanc avec un gros portefeuille. Celui qui n’aime pas les étrangers. Ou pire, qui les traite avec une secrète condescendance, parce que le Maghreb, ils sont sous-développés. Ils sont bons pour passer une semaine avec le soleil et la plage, mais c’est tout. Il voyait la longue cohorte des pauvres de son peuples, qui viennent mendier chez nous une vie plus confortable. Il voyait l’oppression de la colonisation. Et il s’est trouvé d’un coup de l’autre côté de la glace : le côté des matérialistes qui bafouent l’hospitalité et l’étranger, qui préfèrent gâcher de la nourriture pour humilier l’autre.

Cette petite tranche de vie montre combien les malentendus sont à la fois précieux et douloureux. Ils nous révèlent à nous-mêmes. Ils nous appellent à la conversion. Et si nous ne pouvons pas nous convertir tous seul, que les autres nous disent ce que nous devons entendre, avec charité et vérité !